La déchirure provoquée par les massacres de plus de mille Comoriens en décembre
1976 à Mahajanga, entache aujourd'hui encore les relations entre Comoriens et Malgaches. Une chape de silence empêche ces deux communautés d'en faire le deuil. Une enquête réalisée à
Mahajanga par Kamal'Eddine Saindou.
20 décembre 1976, 20 décembre 2006. Cela fera exactement 30 ans que se sont déroulés dans la ville de Mahajanga, ce que la presse de l'époque
et les déclarations officielles nomment les "événements de 1976". Incorrectement, car il s'agit bien d'un massacre tant par le nombre de victimes que par la rapidité avec laquelle cette
tuerie a été exécutée. Deux éléments qui font croire plutôt à une opération planifiée qu'à un simple excès de colère d'une famille bafouée dans son honneur.
Bien qu'aucun bilan officiel n'ait été établi ni par les autorités comoriennes, ni par celles de Madagascar, les chiffres avancés par diverses sources font état
de près de 2.000 Comoriens tués en trois jours, entre le 20 et le 22 décembre. Des viols ont été également perpétrés, sans compter les centaines de maisons incendiées ou pillées. Les
autorités comoriennes de l'époque ont dû rapatrier dans l'urgence les survivants. Plus de 16.000 Comoriens ont ainsi regagné Moroni en quelques semaines. 1.200 ont rejoint Maore au cours des
premiers mois de 1977.
Gorille, un Comorien natif de Mahajanga, avait 26 ans en 1976 et se souvient de ces trois jours de folie. "Au départ, il s'agissait d'une
altercation entre un Grand-comorien et un Betsiberaka à Fifio, à côté de Mandzarsoa. A l'époque, c'était un petit quartier, un petit terrain de foot." Des versions concordantes attestent la
cause immédiate du drame. Un enfant Betsiberaka fait à deux reprises ses excréments dans la cour d'une famille comorienne. Excédé, un membre de celle-ci barbouille l'enfant de ses excréments.
Nous sommes le 19 décembre. "On ne joue pas avec les excréments. Ça ne plairait à personne" reconnaît Gorille. Au-delà de l'indélicatesse de cet individu, un tel geste constitue une souillure
dans la coutume des Betsiberaka, une ethnie issue du sud de la grande île. Informés de l'incident, "les Comoriens ont eux aussi compris la gravité de l'acte et ont accepté de réparer
l'affront par un zébu et de l'argent" selon la coutume betsiberaka. Mais à la surprise générale, l'arrangement est refusé. "Les Betsiberaka ayant monté les enchères à 10 zébus, les Comoriens
n'étaient pas d'accord" se rappelle Gorille.
Pourquoi cet arrangement coutumier n'a-t-il pas fonctionné ? Pour les témoins des événements, c'est là que se joue l'enjeu et les raisons
cachées du drame qu'aucun signe précurseur ne laissait envisager. La partie comorienne se disait d'autant plus surprise "qu'elle était tout à fait disposée à ce que l'auteur de ce geste,
arrêté le même jour par la police, soit traduit en justice", ajoute Mohamed Hachimo, un vieux Comorien de Mahajanga qui a fait partie des conciliateurs.
TOUJOURS EST-IL QUE les événements se sont précipités. Les Betsirebaka qui voulaient sans doute venger l'affront par le sang, ont investi le
poste de police de Mahabibo, demandant qu'on leur livre le malfaiteur. Ce qu'a refusé la brigade de police. Ce refus a-t-il décidé ce groupe à se faire justice lui-même ? C'est en tout cas ce
qui est arrivé le 20 décembre avec l'attaque de la mosquée de Mahabibo. "Les Betsirebaka ont jeté des pierres à l'intérieur de la mosquée, les Comoriens présents ont répliqué, il y a eu deux
morts" raconte Gorille. Cette première altercation est prise au sérieux par la partie comorienne, mais pas par les autorités. "Nous avons décidé d'organiser des patrouilles [des comités de
défense, ndlr] pour nous protéger et empêcher les Betsirebaka de pénétrer dans certains quartiers, notamment à Labattoir, où vivait une grande partie de la communauté. C'est à partir de ce
moment-là que les autorités de Mahajanga ont déployé les forces de l'ordre, qui curieusement au lieu de calmer les choses, ont ouvert le feu sur nous. Pendant ce temps, les Betsirebaka ont
mis en place un plan d'occupation de la ville par Mourafine, Manga, Tsararano, Labattoir et profité pour mettre à exécution leur stratégie de la terre brûlée en incendiant les maisons,
obligeant les gens à sortir et pouvoir ainsi les attaquer."
D'autres groupes ont investi les entreprises où travaillaient les Comoriens et les parcours de passage des bus.
On a compté les premières victimes dans la communauté anjouanaise, dont les membres habitaient dans les quartiers où vivaient les Betsirebaka, et pensaient
qu'ils seraient épargnés en se désolidarisant des Grand-comoriens montrés comme les responsables de ces événements. C'est seulement le 22 décembre que le pouvoir malgache a décrété l'état de
siège et dépêché les forces stationnées à Diego-Suarez pour instaurer le calme. Les rescapés ont trouvé refuge au camp militaire, pendant que les corps chargés dans des camions étaient jetés
dans une fosse commune au cimetière d'Antanimasaja.
Trente ans après, seul le souvenir des événements est intact dans la mémoire de ceux qui les ont vécus, comme Sergent, un autre Comorien natif de Mahajanga Mais
personne ne veut vraiment en parler. "Bof, c'est vieux maintenant, ce n'est pas la peine de ressasser", lance un jeune homme adossé à la mosquée du vendredi de Mahabibou, entièrement
reconstruite. "De toute façon, les auteurs de ces crimes sont morts ou devenus fous, frappés par le mauvais sort grâce aux prières des musulmans [à Mahajanga, le Comorien est synonyme de
musulman, ndlr]. Tous les Betsiberaka ont depuis ces événements déserté la ville" explique Kadhafi, un ami malgache converti à l'Islam.
TOUT SE PASSE COMME s'il fallait effacer toute trace de ces massacres. "Avant, on commémorait ces événements par une cérémonie religieuse,
maintenant, on ne fait rien" souligne M. Hachimo. A Antanimasaja, rien ne signale la fosse commune dans laquelle sont ensevelis les victimes de ces massacres. Après plusieurs minutes passées
à tourner dans ce géant cimetière, un habitant du coin nous dirige vers un terrain vague. "C'est là qu'ils ont été enterrés." Aucune trace de sépulture. Juste quelques morceaux de roche
jonchant la terre rouge sous une herbe sèche. Des roches qui pourraient aussi bien être posées là par hasard... "Il est trop tard pour construire quelque chose à la mémoire des victimes. Les
Malgaches le prendraient mal", pense Gorille.
DANS CETTE ATMOSPHÈRE lourde de suspicion, ce pacte de silence est plus pesant que les blessures enfouies. Dans un article paru dans la revue
Tarehi de décembre 2001, Ali Mohamed Gou, chercheur au Cndrs (Centre national de la recherche scientifique), qui parle de "génocide", égrène une liste interminable de questions sans réponses.
Les mêmes que tout le monde se pose depuis trente ans. Pourquoi ? A qui profite ce crime ? Du côté comorien, aucune enquête sérieuse n'a été menée pour tenter d'élucider les vrais mobiles de
ce massacre.
La délégation officielle dépêchée à l'époque sur place pour organiser l'évacuation des rescapés s'est arrêtée à Antananarivo. Du côté malgache, 150 inculpés ont
comparu devant un tribunal militaire spécial. "Après une audience de plusieurs jours, ce dernier a prononcé à l'encontre des personnes impliquées dans cette affaire 54 condamnations aux
travaux forcés, 54 peines d'emprisonnement et 29 peines d'emprisonnement avec sursis.
Seize personnes ont été acquittées", révèle Océan Indien actuel dans son édition de février 1978. Le magazine ne précise à aucun moment les chefs d'inculpation
retenus contre les condamnés. Faute d'un rapport circonstancié sur ce drame, chacun spécule.
Beaucoup de Comoriens soupçonnent encore aujourd'hui le président de l'époque, Ali Soilihi, d'avoir comploté pour provoquer un retour massif aux Comores et
construire le pays. "Ali Soilihi a grandi à Mahajanga, il savait que les Comoriens d'ici avaient un savoir-faire et une habitude de travail qui pourraient aider le pays. Je me demande par
contre s'il savait que les choses allaient tourner au drame", commente un groupe de Zanatani (les Comoriens nés à Mahajanga ou de parents mixtes). Une thèse démentie par Mouzawar Abdallah,
ministre des Affaires étrangères d'Ali Soilihi, qui avait conduit la délégation comorienne dépêchée sur place à l'époque. "Le jour où cette ampleur sera mieux cernée, je vous assure que ceux
qui ont jeté la responsabilité de ces massacres sur Ali Soilihi, ont commis un crime au niveau national", rapporte M. Gou dans son article sur ces événements.
Une possible implication du pouvoir malgache de l'époque est également avancée par des témoins. Plusieurs personnes ont prononcé le nom d'un Comorien que nous
appellerons A.C., dont le rôle dans ce dossier est pour le moins équivoque. "Il était un des représentants du parti de Didier Ratsiraka [alors président, ndlr], et nous attestons qu'il était
pour quelque chose. Il informait les tueurs et leur montrait les maisons où habitaient les Comoriens. C'est d'ailleurs après qu'il soit parti pour Antananarivo, sans doute pour rencontrer les
autorités, que l'armée est intervenue pour limiter les dégâts. Etait-il dépassé par les événements ?" s'interrogent ses accusateurs.
L'hypothèse d'une opération politique orchestrée par le pouvoir de l'époque est également celle de M. Hachimo. Cet engagé militaire de 85 ans, impliqué dans la
vie malgache depuis 1943, estime que "ces événements sont la conséquence de la connivence entre les Comoriens et le régime de Tsiranana [ancien président évincé du pourvoir en 1972, ndlr] et
d'une certaine façon, le prix du rôle ambigu que certains ont joué durant l'insurrection [contre la puissance coloniale française, ndlr] de 1947". Ces événements, démontre t-il, "se sont
produits au tout début du régime de Ratsiraka. Un régime révolutionnaire qui se méfiait de tout ce qui pouvait contrecarrer la révolution. Or, pour Ratsiraka, les Comoriens, de par le rôle
politique et l'influence qu'ils avaient sur Mahajanga, pouvaient constituer une menace pour son régime".
Ce n'est pas ce que soutient le journal malgache L'Eclair dans son édition de mars-avril 1977.
Ce bimestriel favorable au régime de Ratsiraka, le seul journal à notre disposition qui consacre un article à ces "événements", ne lève pas complètement le
voile. Latimer Rangers parle cependant de "forces de la réaction" qui "tentent maintenant de rééditer au niveau des ethnies les événements des 20, 21, et 22 décembre 1976". Le journaliste ne
laisse pas de doute sur le fait que ces troubles étaient prévisibles.
LE PRÉSIDENT DIDIER RATSIRAKA y avait lui-même fait allusion. Dans un discours de clôture de la campagne électorale de mars 1977, que publie le
journal, les propos suivants sont très révélateurs : "C'était une provocation grossière, une action criminelle perpétrée contre nous et le peuple frère comorien. Nous en avons été avertis dès
le mois d'octobre [deux mois avant les massacres de décembre 1976, ndlr] par une lettre qu'un étranger nous a adressée. Dans cette lettre, il nous faisait part de ses idées sur les
différentes actions qui pourraient se manifester pour abattre le régime malgache. Il soulignait, en particulier, que l'Ouest malgache pourrait servir de cadre à une telle action. Une preuve
que certaines personnes résidant en Europe sont plus qu'intéressées par une éventuelle chute du régime." Pour contrer ces actions, le président malgache lance cet appel : "Tous les militants
des fokotany [comités de quartier, ndlr] doivent veiller en permanence pour mettre en échec toutes les manoeuvres de sape et de sabotage."
Cet aveu du président Ratsiraka, affirmant savoir deux mois avant les événements qu'il se tramait quelque chose sur la côte ouest, rend plus suspect encore le
laisser-faire de la police de Mahajanga et l'intervention tardive des troupes malgaches pour arrêter ces massacres.
L'incident entre les deux familles comorienne et malgache, serait donc l'étincelle qui a mis le feu aux poudres. Cependant, pour Hachimo, on ne peut pas exclure
le fait que certains éléments aient pu profiter de ces troubles pour exprimer leurs rancoeurs. "Les Comoriens n'étaient pas très évolués, ni très riches, mais c'étaient des gros travailleurs
et ils savaient économiser leur argent, qu'ils dépensaient dans des manifestations de prestige comme leur Grand mariage. Ils menaient aux yeux de certains Malgaches, une vie de pachas en
quelque sorte, et affichaient dans leur comportement, un air de supériorité et de prétention qui agaçait certaines franges de la population locale. Je pense aussi que le fait qu'ils
constituaient la plus grosse communauté musulmane, a contribué à ce sentiment de supériorité, estimant que leur religion était au dessus des autres. Particulièrement les gens de Grande
Comore, semblaient oublier qu'ils n'étaient pas chez eux." Thany Youssouf, un rescapé des massacres qui vit aujourd'hui à Maore, confirme cette attitude : "A Mahajanga, on était chez nous.
Moi je me sentais malgache, j'avais toujours vécu là-bas, nous n'étions pas des étrangers. Les Betsimisaraka étaient plus étrangers que nous à Mahajanga Nous étions là depuis des siècles.
Mahajanga est une ville comorienne. Pour beaucoup d'entre nous, la nuit est tombée en décembre 1976 : on s'est rendu compte que nous étions des Comoriens, qu'on le veuille ou non."
CETTE DERNIÈRE EXPLICATION rejoint en partie celle du seul Malgache de la ville qui a accepté de livrer son sentiment sur la cohabitation entre
les Comoriens et les Malgaches à cette période. Professeur de philosophie, poète et actuel président de l'Alliance française de Mahajanga, Roger Rakotondrasoa se définit comme un humaniste.
"Comme j'ai grandi avec les Comoriens, je peux dire qu'ils ont un défaut. Ils croyaient que Mahajanga leur appartenait, était à eux et de fait ne s'intégraient pas. Ils manifestaient un
esprit de vanité, d'orgueil. Un peu vantards." S'il ne peut pas approuver les "incidents" de 1976, Roger pense toutefois que "les choses sont revenues à la normale" après...
KAMAL'EDDINE SAINDOU
Kashkazi n°58 décembre 2006