Lu pour vous : Source : Alwatwan n° 1561 du 26 mai 2010
La perle d’Anjouan, un roman autobiographique
Coralie Frei, alias Courachia Ahmed Idarousse (Courachia Badjini pour ceux qui connaissent Badjini) est née à Wani (Anjouan), en 1951. Elle a quitté les Comores pour la France en 1973, après son bac, obtenu au lycée de Moroni. Après des études de Lettres, sanctionnées par une licence, elle a changé d’orientation et devient infirmière, sans jamais avoir oublié sa vocation première. Aujourd’hui, elle vit en Suisse avec son mari et ses enfants.
Dans La perle d’Anjouan, elle narre d’une manière romancée son enfance, celle de la petite Catidja, première bachelière de la ville de Wani.
Tout commence par le père, et non par la mère, absente, étoile filante de sa vie qui ne réalisera pas le rêve de sa fille en l’amenant au-delà des mers. Sa mère, Catidja ne la retrouvera que vers la fin du récit, alors qu’elle est déjà au collège et lorsqu’elle décide de la marier. Et encore, elle est là, mais jamais vraiment présente aux moments cruciaux pour la jeune fille. Mais, elle semble être présente comme une mise en garde pour la petite fille, car elle a été mariée par le père de Catidja, alors
qu’elle n’était même pas encore pubère et n’a pas pu aller à l’école.
C’est un roman autobiographique. Quand il commence, la petite narratrice n’a que quelques années et doit faire face aux colères et aux coups de son père, Badjini, dont le nom signifie, selon l’auteur, “le Diable“. Elle découvre peu à peu combien la vie d’une fille est difficile dans l’île d’Anjouan dans les années 1950.
Car en plus des colères du père qui la bat régulièrement, malgré son jeune âge, elle doit faire face à tous les autres mâles de son environnement qui veulent attenter à son innocence.
Pour la jeune narratrice, la société qui l’entoure est rétrograde, la femme, et encore plus la jeune femme, n’est qu’un objet. L’auteur fait d’ailleurs appel à la jeunesse
d’aujourd’hui comme si les pratiques de son temps n’avaient pas évolué.
L’échelle pour les rêves
Catidja rêve de l’ailleurs, de l’au-delà des mers : aller en métropole, voir la France et c’est le vœu qu’elle adresse, indirectement, au général de Gaulle de passage dans l’île en lui apprenant qu’elle voudrait poursuivre son parcours scolaire jusqu’à
Mutsamudu. Elle s’intéresse donc à la parcelle de son rêve qu’elle perçoit dans son île, l’enfant idéalise même la société des colons. Elle voudrait presque devenir blanche. Et faute de cela, elle a prévu d’épouser un Blanc. Déçue par sa religion de naissance, la petite fille veut embrasser la religion chrétienne, sans vraiment la connaître, sinon à travers les bribes de bavardages avec une camarade
de classe, chrétienne. Mais, elle a compris aussi que pour parvenir à ce rêve, et partir en Europe, elle doit réussir dans l’école des Blancs et se faire accepter par
eux. Paradoxalement, dans
cette ambition, elle reçoit le soutien de ce père si dur et si “macho“. Il veut qu’elle devienne une intellectuelle, et peut-être se réaliser à travers elle, puisque Dieu ne lui a pas donné de
garçon.
La narratrice abandonne parfois le récit et s’improvise parfois géographe, historienne, ou sociologue. Ce n’est pas dans ces domaines qu’elle excelle, d’autant que le roman devient alors encyclopédique, avec des faits bruts dont on ne sait pourquoi ils sont là et d’où ils arrivent. Le vocabulaire est expliqué dans des notes de bas de page et un « lexique » à la fin de l’ouvrage, comme dans les mémoires universitaires. Ce sont ces pages que le lecteur comorien peut facilement sauter, la lecture n’en est pas moins agréable, au contraire. Elles sont destinées aux étrangers, à qui Coralie Frei veut présenter son île, mais, à eux aussi, elles ne leur sont que de peu d’utilité, en étant une entrave à l’imagination. Ces pages sont, malgré leurs défauts, parfois cocasses et permettent au lecteur de se détendre, comme lorsque la petite narratrice fait une digression sur Mutsamudu et rapporte les paroles de sa tante sur les secrets mal cachés de la beauté des mutsamudiennes. A lire et à rire.
Un roman d’initiation
Au-delà de ces considérations, des complaintes sur la société comorienne, inégalitaire et défavorable aux filles et aux femmes, le livre de Coralie Frei devient au fil des pages un roman d’initiation, qui ressemble assez aux contes de notre enfance.
La petite Catidja doit affronter la cruauté du monde et devenir femme parmi les hommes. Mais, pour l’auteur, le combat est difficile dans le contexte anjouanais des années 1960. Elle le dit dès le début : “Quelle poisse d’être une fille à Anjouan!“,
comme elle aurait pu dire simplement “d’être fille aux Comores“.
Pourtant, dans la ville de Wani, où l’auteur-narratrice est née, les femmes savent depuis longtemps que sans lutte, elles n’obtiennent rien. Wani a donné au pays la première femme élue députée, la première femme devenue ministre aussi (c’est la même, à qui Coralie Frei fait un clin d’œil dans le roman).
La ville a aussi donné récemment à l’île la première femme maire d’une grande ville. Elle donne aujourd’hui, aux Comores, sa première romancière.
C’est peut-être donc que dans cette ville il n’y a pas que des Badjini qui ne font que crier, ou alors que les ogres ont aussi un cœur, qui permet aux petites filles de faire passer leurs rêves.
Mahmoud Ibrahime