CULTURE : « TERRE NOIRE. Lettres des Comores » de Jean Marc TURINE
Un livre poignant et intimiste plein de questionnement et d’étonnement.
Notes de lecture :
Voici un livre dont la publication ne doit pas passer inaperçue pour tous les Comoriens, tous ceux qui
s’intéressent aux Comores et tous ceux qui aiment la belle écriture. Il s’agit de Terre Noire, lettres des Comores de Jean Marc
Turine *(photo ci-dessous) édité il y a quelques mois aux éditions
Metropolis en Suisse.
L’auteur relate dans ce livre ses
trois voyages effectués aux Comores au début des années 80 (huit mois en tant que coopérant), en 1998 (deux mois comme journaliste pour France Culture) et en 2006 (pour réaliser des émissions pour la RTBF).
Le 30 novembre 1980, il débarque pour la première fois aux
Comores. C’est son premier voyage en dehors de l’Europe. Jeune coopérant belge faisant partie de « ces quelques chômeurs que la France et la Belgique sauvent des affres d’une dépression » comme il le dit lui même (p.22), il doit enseigner la philosophie au lycée de
Domoni.
Dès son arrivée à Domoni, il se sent chez lui. Domoni devient sa vraie ville
pour huit mois. Il l’affirme avec force « aujourd’hui c’est le 30 novembre 1980, il est deux heures trente du matin. Je suis à Domoni, la ville
du président et ma ville pour huit mois… »
(p.18). Au même moment, il comprend qu’il ne peut pas être un coopérant comme les autres : « La nuit est chaude, tropicale, lourde et la communauté
blanche fête le départ d’un des siens. Depuis le début de l’après-midi, les pluies et les vents s’abattent sur l’île avec un acharnement systématique, dévastateur mais naturel. Qu’importent les
paillotes emportées (…), la fête a lieu, j’en suis, je ne sais pas où je suis.» Mais en réalité, Domoni deviendra définitivement sa ville.
Un peu plus loin, il confie qu’il a même du mal à préserver la condition
première du coopérant « la neutralité ou l’objectivité blanche. Statut bâtard, hypocrite, de l’ignorance intellectuelle ! »
(p.40)
Du coup, il fait son
choix. En vérité, c’est un coup de foudre ! Il trouve une ville, Domoni, il a une vraie famille, celle de Maenrouf, Attoumane et Adia dont il deviendra tout simplement « le papa blanc ». La découverte des îles, « Anjouan la belle », la Grande Comore, « l’île qui se laisse découvrir comme un visage dont les yeux
parfois caressants, parfois horrifiés, parfois stupéfiés se soumettent à la demande » (p.51), d’un pays et d’un peuple, « les comoriens dont la faute est d’être simplement très pauvres(…) des comoriens négligés par un ordre mondial qui ne considère que son nombril économique et qui supportent les conséquences d’une colonisation
qui a laissé le pays exsangue» (p.53) le transforme. Il devient un muzungu comorianisé.[1]
Il ouvre les yeux sur tout et écoute avec attention : la pauvreté « sur des enfants au ventre bâillonné…sur des corps prématurément
vieillis » (p.20) ou encore « j’observe une intolérable pauvreté » (p.73) sur ses amis rencontrés à Moroni en 1998 comme Seseko. « Je le regarde
attentivement » écrit-il (p.81) » sur les villes « j’ouvre les yeux sur la ville de Moroni. J’écoute les battements de son cœur, les froissement de ses jupes, ses pas traînants dans un désœuvrement collectif » (p.83)…Vingt quatre ans après, de retour à Anjouan, il ne change pas, il continue à ouvrir ses yeux sur tout !
Il se comporte vraiment en
Comorien. Malgré la « chaleur qui monte et est écrasante » et « sous un soleil en pleine
forme », il marche beaucoup dans tous les sens et « sans fatigue » : « sur le
bord de la route », « sur les escaliers de la banque et du bureau central de la poste où il rencontre les mêmes mendiants aux corps tordus,
aux mêmes emplacements et observe la même indifférence à leur égard», « dans le dédale des ruelles étroites et poussiéreuses»…Car il
veut « se fondre dans la foule des marcheurs (…) pour être semblable à elle » (p.73).
Il fréquente les Comoriens et leurs lieux comme le café du port qui deviendra son lieu privilégié d’observation et de repos ! Un endroit non fréquenté par les quelques Européens vivant à Moroni. Il se
fait aussi beaucoup d’amis de toutes les classes sociales surtout en 1998 et en 2006. Il adopte les moeurs des Comoriens. Cela est très visible quand il relate ceci : « Chez Tony, il y a du monde. Un repas est offert après la lecture d’une page du coran. Je fais la connaissance de sa femme, Anrfati, qui est enceinte. La rencontre
est chaleureuse et simple. Je mange du mataba, je bois du jus de mangue et du tamarin. Nous mangeons avec les doigts, assis sur une natte posée sur le sol. (…) Mon groupe d’amis, je l’ai trouvé
là. Je les verrai tous les jours. »
Quand on se sent vraiment Comorien, on ne peut pas rester insensible
à l’extrême pauvreté de ce pays – un crime - et ménager leurs différents responsables. Jean Marc Turine le prouve dans son œuvre. On retrouve en effet quasiment dans toutes les pages
les termes « pauvreté, misère et faim» soit expressément soit implicitement.
Il fustige aussi en permanence et avec les mots appropriés les
responsables : « toute la sauvagerie coloniale d’hier et toute la négligence du pouvoir actuel qui s’inscrivent sur ces corps prématurément
vieillis à l’âge indéterminable, gravées » (p.20) ou encore « ce président qui ne s’occupe guère des affaires de l’Etat, il utilise la
politique pour la prospérité de ses capitaux, de ses commerces » (p.35).
Ce passage parlant mérite aussi d’être cité :
« Moroni n’est certes pas Kigali ni Alger (…). Pas de bandes armées fanatiques qui massacrent aveuglément. (…). Aux Comores, on ne fréquente pas la
famine qui sévit au Soudan. Mais cela change t-il quelque chose au crime ? Un crime commis depuis des années et resté impuni. Car laisser la faim s’installer est criminel comme est criminel l’indifférence face à l’absence d’accès aux soins les plus élémentaires.
Où es-tu communauté internationale ?
Derrière quel baobab te planques-tu ?
Tu n’as rien à dire, France ?
Rien.
En apparence. » (p.55)
Jean Marc Turine ne manque pas enfin de révéler quelques
informations qui mériteraient d’être exploitées. L’on peut citer par exemple ce passage où il évoque ce Français chez qui il loge en 1998 lequel a « une double mission : l’une officielle, dans la coopération, l’autre officieuse, plus directement politique et en liaison avec les services de
l’Ambassade » qui lui explique « qu’il organise de nombreuses réunions avec des membres de l’opposition. Sa mission devient plus
claire : fédérer l’opposition et créer un moment favorable pour déstabiliser Taki »
Mais au delà du récit intimiste que certains peuvent juger parfois
un peu provoquant et exagéré (pourtant, à notre avis, il ne l’est pas !), de la description profonde de notre pays et de ce que Jean Marc Turine dit vouloir offrir à travers son œuvre à
savoir « le témoignage qui sort de l’ombre et de l’oubli, même de façon partielle et subjective, un pays parmi les plus pauvres de la planète,
rencontré sans préméditation et dont les habitants me sont chers. J’ai essayé de les accompagner dans les dimensions les plus simples, donc véritable, de la vie », le lecteur de
« Terre Noire, lettres des Comores » est surtout frappé par la beauté stylistique de l’écriture adoptée. Trois écritures différentes ! On y trouve, en effet, une fusion de la
narration et de l’information. Mais le lecteur est aussi séduit par ce mélange régulier de poésie et de philosophie cadencé par plein de questionnement, d’étonnement et d’ironie. Cela se ressent
plus dans le deuxième texte « Terre Noire (1998) ». Il suffit de relire le passage précité de la page 55 pour s’en
convaincre.
Le lecteur se régale aussi grâce à ces jeux de mots permanents, les analogies et autres figures de styles qui sont très visibles tout au long de
la lecture. Il y a ici ou là des comparaisons, des belles métaphores, des clichés et personnifications… ou encore des allégories et des anaphores.
Lisez par exemple ces quelques belles lignes consacrées à la femme comorienne
plein d’anaphores. A juste titre d’ailleurs ! Peut-on décrire la femme comorienne avec un autre style ?
« Les femmes élèvent
les enfants, les femmes cuisinent et ramassent le bois avec les enfants, les femmes font la cueillette de l’ylang-ylang avec les jeunes filles, les
femmes ramassent le sable sur les plages pour le transporter dans des paniers jusqu’à la route où les hommes viendront le charger, plus tard, en camion, les femmes font les lessives, les femmes
font les lessives, les femmes vendent les fruits et les légumes sur les marchés. Les femmes font beaucoup trop d’enfants (…) » (p.43)
Dès fois tous ces jeux de mots sont mélangés dans un seul paragraphe. Ce qui
accentue la beauté du récit et de l’écriture.
C’est le cas, quand Jean Marc Turine décrit l’île de la Grande Comore comme
suit :
« Un corps ?
Une île ?
Elle est attirante la terre noire de la Grande Comore. Et fière. Noire de lave qu’aucune
larme, aucune sueur, aucun baiser n’ont pu attendrir. (…) Le bleu qui l’entoure est comme du fard sur des paupières.
L’île se laisse découvrir comme un visage dont les yeux parfois caressants, parfois horrifiés, parfois stupéfiés se soumettent à la
demande : prends-moi et laisse moi te prendre. (…)
Alors
pourquoi la faim ? Pourquoi la misère ? Pourquoi cette préoccupation, ce mal obsédant subi au quotidien ? Pourquoi ce tourment ? » (p.50 –
51)
Ou encore ce mélange de lettres frappant qui caractérise le troisième texte « Adia, Adia d’Anjouan » (p.177 et s.). Car le livre lui-même est déjà une lettre poignante adressée à ses
lecteurs. Et pourtant l’auteur juge utile d’y insérer aussi quelques lettres des ses amis et de « sa fille Adia ». Peut être, c’est une façon pour lui de mieux interpeller le
lecteur.
S’il est vrai qu’on trouve aussi dans le livre des petites erreurs et confusions sur les dates (la date de l’indépendance des Comores est 1975 et non
1974…) et noms des personnes et lieux (pour parler du Président Ahmed Abdallah, tantôt c’est Ahmed Abdallah, tantôt c’est Mohamed Abdallah…Ajaho ??? Chididini ???. A Anjouan, à notre
connaissance, il n’y a pas de village qui s’appelle « Iconi… » (p.227) – des erreurs que beaucoup de Comoriens peuvent aussi commettre vu l’ignorance de leur pays dont ils font preuve.
Mais, ce livre a le mérite d’être un très bon livre bien écrit qui capte et interpelle son lecteur du début à la fin.
Espérons que beaucoup de comoriens, et plus particulièrement Mohamed Bacar
Dossar, un des meilleurs amis de l’auteur dont on parle beaucoup et loue « la rigueur, le sérieux et l’honnêteté intellectuelle » dans le livre – devenu actuellement la clef de voûte du
pouvoir - liront « Terre Noire. Lettre des Comores ».
Que Jean Marc Turine me permette d’emprunter ses mots pour parler
aussi à son œuvre laquelle m’a parlé tout au long de sa lecture et à travers elle mon pays natal en ces termes : « Je te caresse de mon regard,
je te donne à toi-même ton corps parce que je te regarde avec tendresse !
Saint Gratien le 28 juillet 2008
Informations générales:
|
ISBN: 978-2-88340-176-1
|
|
256 pages
|
|
Format: 13x21
|
|
Prix: 31 CHF
|
|
Prix: 20 EURO
|
|
|
|
*Jean Marc Turine vit et travaille à Bruxelles. Il est romancier,
cinéaste, essayiste et a été aussi enseignant
1 Cette appellation m’appartient et j’assume son usage. Elle signifie
tout simplement un blanc ou européen devenu un vrai comorien ou encore « peau blanche, cœur comorien »
Halidi Allaoui (HALIDI-BLOG-COMORES)