Source : http://urentre.over-blog.com/
Le ɓalolo ou Une tribune libre pour les femmes
L’origine et la signification
Le ɓalolo est une danse, parmi tant
d’autres, que l’on a l’habitude de voir à l’occasion de la célébration des mariages et, plus rarement des cérémonies de circoncision et, pour les filles, de coupe des cheveux. Quand on y assiste,
on voit une assemblée de femmes assises en cercle sur des sièges – à l’origine de sortes de canapés – et dans plusieurs rangs. Au centre, trois femmes jouent, deux de tambours et la troisième
d’un plateau de cuivre qu’elle fait retentir par de légers coups d’une cuillère à soupe. Cette assemblée tape des mains, chante et … bouge, au rythme de la musique.
Quoi de plus pour parler d’une danse ? Mais quand nous disons que l’assemblée « bouge » c’est que, en regardant bien, ces femmes ne dansent pas. Pour
avoir une idée plus claire de ce spectacle, il faut imaginer des femmes assises, ayant chacune un enfant sur les cuisses, et exécutant des mouvements – c’est le mot – de va-et-vient régulier de
l’avant à l’arrière : ni plus ni moins que des nurses en train de faire dormir leurs protégés.
Les chants du ɓalolo seraient en effet
d’anciennes berceuses créées et chantées pendant les sultanats par les femmes esclaves de Domoni, qui avaient la charge de garder les enfants dans les familles nobles. Ces nurses ont produit, à
leur guise et en toute liberté, chacune de son côté, tant et tant de strophes. Elles y ont mis tout ce qu’elles ont pu observer et écouter, à commencer par ce qui se faisait et se disait dans les
palais. Elles ont ainsi tout rapporté dans leur création, sans hésitation, ni peur, ni pudeur. Toute la société y est passée, surtout la haute classe. Elles ont mis au clair les rapports entre
gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, entre hommes et femmes, entre rivales, et j’en passe. Enfin, elles n’ont pas manqué d’apporter leur point de vue sur les choses de la
société.
Ces chants sont restés au niveau des esclaves jusqu’au jour où la reine, emportée par la douceur de leurs airs et la force de leur contenu, a rassemblé, à
l’occasion du mariage de sa fille aînée, toutes les nurses de la cité qui sont venues étaler des merveilles jusque là inconnues et sans valeur. Ainsi était né le ɓalolo.
C’est alors devenu la mode. Le grand mariage avait accouché d’un enfant de plus. A l’époque, seules les familles de la haute classe pouvaient organiser le
ɓalolo. Les femmes nobles ne pouvaient plus supporter de suivre le
ɓalolo en spectatrices. Elles s’en sont emparé et sont elles mêmes descendues
dans l’arène. L’occasion leur était aussi donnée de dire leurs maux en public – public femme, il s’entend – et les rivales s’en sont donné à cœur joie, souvent sous des diatribes à peine
voilées.
Le ɓalolo a toujours été le domaine privé
des femmes de Domoni, ancienne capitale et cité historique de l’île de Ndzuani (Anjouan), ville qui demeure encore un foyer important des traditions culturelles. Quand une autre ville éprouve le
besoin de vivre les délices du ɓalolo, alors elle doit déplacer les
femmes, spécialistes, de Domoni.
Aujourd’hui, le ɓalolo est devenu une
cérémonie d’initiation à la morale sociale et à la vie conjugale. Il est de coutume, à Domoni, pour les deux mariés, lors du grand mariage, de rester ensemble à la maison, sans sortir, pendant
sept jours. C’est pendant cette période appelée le fukare (sept) que se joue le ɓalolo, le soir. Autrefois, c’était plusieurs soirées qui, aujourd’hui, sont réduites à une.
De leur chambre, les jeunes époux suivent le ɓalolo qui se joue à côté, dans le salon. Ils consacrent toute leur attention à toutes ces paroles qui leur sont adressées directement, pour en tirer les leçons, paroles
pourtant qui datent de plusieurs décennies. En effet, depuis longtemps déjà, le ɓalolo a cessé d’enregistrer de nouvelles strophes. Au contraire, il en perd avec la disparition de ces magnétophones vivants qui les ont conservés et transmis.
Dommage !
La forme et le style
Pour ce qui est de la forme et du style, le ɓalolo compte sept textes que nous présentons ici suivant l’ordre dans lequel ils sont chantés :
1.
Mlenge wa Fani lada (La passion de Fani est exquise)
2. Haya lolo ɓalolo
3. Alolo, alolo ɓalolo
4. Ah Koko (Ah la Vieille)
5. Mwandzani wangu (Mon ami) /
Marwahaɓa ya Mwenye (Remerciements pour Monsieur)
6. Yanga ya waƊomoni (La fenêtre des Domoniens)
7. Hailele, hailela hoya
Deux de ces textes sont des shadi, c’est-à-dire des chants non accompagnés de musique et qui demandent une attention particulière aux auditeurs. Il s’agit de
« Alolo, alolo ɓalolo » et de « Ah Koko ». A chacun
des sept textes correspond un air différent sauf pour « Mwandzani wangu » et « Marwahaɓa ya Mwenye » qui constituent en fait un seul long texte pouvant se chanter dans deux
airs différents.
Le ɓalolo commence toujours par les
« Djunga », sorte d’introduction qui définit le contexte. Les paroles «Akakawe, alolo ɓisimila mwandro mwemwa, Mwiso mwemwa ! » (Au nom de Dieu c’est un bon début,
ce sera une bonne fin !) situent, par exemple, le ɓalolo dans un
contexte musulman, en plaçant le nom de Dieu avant toute action. Le ɓalolo évolue ensuite, comme le conte de fées, dans une liberté sans limite, que l’on ne peut se permettre dans aucune autre situation de la vie sociale. Comme quoi les femmes
qui ont créé les chants du ɓalolo étaient bien des esclaves qui ne
pouvaient se défouler qu’en cachette, en vrais pamphlétaires sur et contre la société dans laquelle elles vivaient. Le ɓalolo se déploie dans un mélange extraordinaire de critiques acerbes, de comparaisons et de
métaphores, toutes autant belles que faussement innocentes.
La richesse thématique
Le ɓalolo, dans sa foison d’idées et de
réflexions, passe d’abord pour être une satire de la société. Toutes les catégories y passent. Mais la vision générale est celle de la justice, de l’équité et du soutien au plus faible.
Sans conteste, la thématique de la vie conjugale est cependant privilégiée, d’où cette attention exigée aux jeunes mariés à ce moment particulier du fukare,
le ɓalolo étant alors considéré comme l’école de la vie. Pratiquement
toutes les strophes y contribuent. Mais c’est le texte 6, Yanga ya waƊomoni (La fenêtre des Domoniens), qui y est totalement focalisé, avec des sujets comme :
- le respect de soi :
Wanadamu kumi na waili
Pvwa mwendza haya na shintru kana
Shintru mbe mwendza haya
Kana haya katsohupva
Kahupva na marongo ahwamba
Voilà douze personnes
L’une est honnête et démunie
Donne à celui qui est honnête
Qui est malhonnête ne te donnera rien
Il ne te donnera rien et médira t’insultera
- l’amour et les relations conjugales :
Muntru mume kandziha simwandze
Sandze walatsa huruma zaho
Sandza na ye asandza pvwangina
Ne t’enflamme pas pour un homme indigne d’amour
Ne l’aime pas au risque de gaspiller ta passion
Tu l’aimes, mais lui il aime quelqu’un d’autre
- l’entretien de la femme :
Jau jau ata lini ɓwana
Tsamba kupvendze kulishi ipvo
Mushe wa hula mushe wa hunwa
Mushe usikwa mihono mili
Comme ça jusqu’à quand Monsieur ?
Je t’ai dit d’enfin abandonner si tu n’aimes pas
Une femme doit manger et boire
Une femme doit être tenue entre deux mains
Dans ce débat conjugal, le conflit entre femmes rivales partageant le même mari dans un contexte de polygamie occupe une place de choix, faisant apparaître, souvent
en l’absence de toute pudeur, des situations extrêmes de luttes quotidiennes acharnées et sans merci. On relèvera les vers suivants à titre d’exemple :
- Texte 1, Mlenge wa Fani lada (La passion de Fani est exquise)
Muntru mme mui maradi
Na muntru mshe mui sumu
Tsikiri dzangu yamaradi
Rana hula sumu nafa
Un mauvais mari est une maladie
Et une mauvaise épouse est un poison
Je préfère bien la maladie
Plutôt que manger du poison et mourir
- Texte 2, Haya lolo ɓalolo
Mwidzi muiɓa mume
kaiɓa shintru
Kavundza kasha wala kavundza ɓweta
Wala karumbua sha sheweju
Qui vole un mari n’a rien volé
Elle n’a ni brisé une malle, ni forcé un coffre
Elle n’a non plus rien rompu de respectable
- Texte 6, Yanga ya waƊomoni (La fenêtre des
Domoniens)
Mushe munyawe shinana foro
Ahilala utriha ure
Amlodzo mwenye zikwendze
La rivale a le bas-ventre troué
Elle bave quand elle dort
Et mouille les testicules de Monsieur
D’autres thèmes sont abordés et concernent la duplicité humaine, la différence des générations, les rapports entre le pouvoir et le peuple, le rôle du garçon et de
la fille dans la famille, la fierté humaine, la beauté féminine, etc. On y trouve des sujets à caractère universel comme la pauvreté et ses méfaits sur le comportement humain, l’amour et la
protection de l’enfant, l’importance de l’éducation. En voici quelques extraits :
- Texte 1, Mlenge wa Fani lada (La passion de Fani est exquise)
Shafundra muntru widzi mwana
Na shadzua dzingo shahula
Tsiwono shihwendre shahija
Shinipa matso tsirenge
C’est l’enfant qui pousse au vol
Et c’est le manger qui a créé l’adultère
J’ai vu venir de la banane de shihwendre
Je n’ai pu m’empêcher de la prendre
- Texte 2, Haya lolo ɓalolo
Leo tsijopvahara mwana wangu
Mwanangu kana nyongo ma kawawa
Mwanangu lada lada na ngizi ngizi
Mwanangu wa shijavu na mua mwenye
Na ɗandzi la nkonyo
nimrungatse
Aujourd’hui je viens porter mon enfant dans mes bras
Mon enfant n’est ni amère, ni piquant
Mon enfant est savoureux et sucré
Mon enfant est de coco à boire et de canne à sucre de qualité
Et avec une mandarine à tige je l’amuse
- Texte 7, Hailele, hailela hoya
Tsilimbi goma langu ushilindroni masikini kaɓiha
Uɓihwa mufalume na mwendza nkemba na wasomao zio
J’ai tendu mon tambour sur la place publique, le pauvre n’en a pas joué
Seuls en jouent un roi, un enturbanné et des liseurs de livres
L’exploitation du ɓalolo
A l’évidence, une telle richesse prête à une exploitation très variée. Le ɓalolo porte des références géographiques, historiques, sociales, religieuses et
philosophiques qui renvoient, entre autres aux Comores et à l’Afrique, à l’Islam, à l’astrologie, à l’art culinaire, aux croyances traditionnelles et à la connaissance de la nature. Par ailleurs,
l’exploitation linguistique du ɓalolo, au-delà des effets poétiques, fera
apparaître la force et l’ampleur de la langue comorienne dans toute sa variété, ainsi que son attachement aux sources bantoues les plus profondes.
Pour terminer, nous soulignerons que, si tous les airs du ɓalolo sont connus, les textes manquent de beaucoup de leurs couplets. Aussi une grande partie reste-t-elle à compléter. Nous ajouterons que certains mots ont encore besoin
d’être traduits, voire même expliqués. Et certaines parties méritent des éclaircissements.
Amroine DARKAOUI