35 ans
Et toujours rien…
C’est la dernière blague à la Une sur nos places publiques. Elle nous viendrait de la Belgique, une terre d’Europe aux jambes écartelées entre la Flandre et la Wallonie. Un jour de grande fête, les « notables », un mot impropre dans notre langue, mais très présent dans nos vies au quotidien, décident de se retrouver sur la place de l’indépendance, à Moroni. Fiers sous leurs toges aux mille couleurs, défiant la chaleur grisante, ils sont nombreux à honorer ce grand jour, avec leurs faux-sourires édentés. Il y a là les Mohéliens, les Anjouanais, les Grands Comoriens, il y a même les Mahorais, en costume trois-pièces, eux, pour marquer leur différence. Ne manquent à l’appel que les « Comoriens ». A se demander s’ils sont encore en vie ou s’ils ne sont pas tous partis en exil…
Car voilà à quoi ressemble ce pays déserté par les siens, désormais. A des épouvantails d’histoire évacuée. Des gens qui prétendent se réaliser pleinement avec des miettes d’archipel dans la conscience. Leur ascension se négocie au prix d’un leadership à territoire limité. Devenus Mohéliens, Anjouanais, Grands comoriens et Mahorais, ils se refusent à incarner l’enfance renouvelée d’un peuple en prise avec les démons de la défaite, depuis bientôt trente cinq ans. Un bon Comorien est un Comorien mort ou qui vivote à l’étranger, en se demandant s’il n’a pas perdu son âme dans une tragique traversée. Pendant ce temps, un certain Aboubakari Boina avance dans la presse cette idée insolite, sans que personne ne le reprenne à la virgule près : les Comores, unifiées, politiquement, seraient une invention coloniale. Saïndoune Ben Ali, poète de son état, disait un jour que lorsqu’un âne passe, le Comorien salue tête baissée. Nous, nous nous contenterons de dire que ce monsieur Boina ne maîtrise pas assez la réalité politique de ce pays pour s’autoriser une telle sortie ou peut-être qu’il compte sur l’indifférence de l’opinion comorienne envers ce qui est écrit dans les journaux pour paraître aussi falot, à l’heure des bilans en demi-teinte. Toujours est-il qu’il l’a écrit dans Albalad sans qu’aucun historien ne le corrige vertement.
Ce qui nous a quelque peu dérangés, on doit dire. Car que sont devenus les gardiens de la dignité d’archipel ? Se seraient-ils consumés sur place, à l’image de nos élites dirigeantes, qui ne sont plus que les parties restantes d’un corps calciné par le temps et le mépris de la conquête ? Le fait est que nos « faiseurs » d’opinion confondent encore pouvoir et terroir dans des joutes insulaires sous parrainage international et sous nos applaudissements, comme le souligne le poète. Posons-nous les bonnes questions pour une fois ! Aurions-nous effacé toute trace de ce que qui a été dans le passé commun ? Toute dignité aurait-elle vraiment sombré dans le brouillard des petits pouvoirs au nombrilisme épuisé ? Qui ne se souvient de ces mots d’Isabelle Mohamed, cette fille de lune venue du Bordelais, dans Maandzish N°3/ Petites histoires comoriennes, ouvrage paru aux éditions Komedit ? « Le questionnement sur l’unité des Comores n’est bien évidemment pas anodin ni lié au hasard : certains traits incontournables de la réalité comorienne semblent le rendre possible, mais il faut bien reconnaître qu’il a été orchestré dans l’histoire récente et maintenant dans l’actualité immédiate, à la faveur du conditionnement de la pensée par les modèles extérieurs, particulièrement par le modèle français pour ne pas le nommer. Il satisfait ainsi tous ceux qui ont intérêt à se poser en casseurs d’une unité qui ne permettrait pas le même exercice du pouvoir ou la même mainmise sur un espace convoité ».
Si l’on en croit la pensée ambiance de notre intelligentsia aux affaires, les Comores n’auraient jamais connu d’unité politique avant Passot et Humblot. Dire « oui » à ce qui n’est pas une question est synonyme d’aveuglement, forcément. Dire « non » embarrasserait nos élites, qui n’auraient plus que leur honte à relever, si l’on veut bien appeler « chat » un chat. Des élites qui n’ont pas su reconstruire le destin commun et qui se contentent à présent de verbaliser leur chute. Elites qui semblent voués aux « abonnés absents » lorsqu’on les sonne, et qui scient la branche sur laquelle nous sommes assis dès qu’on leur donne droit à la parole. Mais que sont devenus les rêves d’hier lorsque cette jeunesse avisée, au sortir d’un crash colonial marqué d’un mépris sans retour - nous étions alors en 68, à l’intérieur d’une carlingue de vieux coucou - se mit à composer des chants de révolution au nom de l’utopie collective ? Où sont ces enfants qui se projetaient dans la lutte pour l’émancipation du peuple, en tissant des monceaux d’espérance dans le silence de nos forêts ? Seraient-ils vraiment morts et enterrés ? Ces Comoriens d’un « autre âge », qui parlaient de « culture nouvelle » et de sursaut au grand jour, ne s’imaginaient sûrement pas vivre dans un pays défait, dévasté et déchiqueté de toutes parts. Ils étaient loin de penser que nous ne survivrions plus que grâce à l’assistance internationale. Aboubacakari Boina, qui fut de leurs rangs du temps de l’Asec, avant de se mettre à écrire des bilans critiques d’indépendance où le colon nous apprend à être ensemble, ne doit plus s’en souvenir. Ce qui explique la réincarnation de ses modèles d’antan en une certitude des temps de défaite.
Reste à savoir si ce qui a fait disparaître ces hommes et ces femmes de la gauche révolutionnaire n’est pas lié au fait qu’ils tissaient leurs discours dans le mensonge de la vie en pays dominé. Usiku wa mwendza ndrabo kohomo husha raconte un vieil adage. Apparemment, rares sont ceux parmi eux qui saisissaient le sens de leur propre quête. Ils « perroquaient » comme de vilains petits copieurs qui ne savent plus à quel saint se vouer pour exister sur le trône. Il n’est donc pas surprenant que leurs tissus de boniments finissent d’éclater au grand jour, pendant que le peuple ravale sa misère en travers de gorge. Ces hommes et ces femmes étaient les enfants d’une idéologie étrangère à nos réalités. Du moins, avaient-ils mal lu le préambule des classiques du marxisme-léninisme et des enfants de Mao. Ce qui les amène à tenir ce rôle de valets du néolibéralisme qu’ils tiennent de nos jours, quand ils ne jouent pas aux esprits assagis de la petite semaine. Nous ne citerons pas d’autre nom, pour ne pas céder à une polémique inutile, ce serait perdre du temps. Néanmoins, souvenez-vous qu’un homme ayant appris sa ligne de conduite révolutionnaire, en se laissant duper par l’Albanie de Hodja par le biais des ondes moyennes, pouvait ne pas devenir un saint imam dans une mosquée à l’étroit, à Ngazidja. Souvenez-vous également de ce que ce fils de la petite-bourgeoisie des hauteurs de Moroni, torturé dans une caserne à Voidjou par les mercenaires français, qui se présente comme l’avocat du nouvel ordre des patrons profitant de la déchéance humaine dans l’archipel, avait cru défier un jour. Pardonnez-nous d’avoir à insister. Que sont devenus les enfants de l’utopie collective en terre comorienne ? Qu’ont-ils appris de leur lutte qui les fasse renoncer à toute trace de dignité ? Il y a encore peu, un historien de la place, issu de cette génération au regard biaisé, s’essayait à démontrer que Humblot le colon fut un botaniste dont il faudrait réhabiliter les travaux pour le bonheur futur des Comoriens. A ce rythme, il n’y pas de doute, Dieu lui-même risque de nous tomber sur le paletot.
De là à imputer la responsabilité d’un pays déchu à cette seule génération de gauche, apparue à la faveur d’une confusion générale, à la fin des années soixante, il n’y a qu’un pas que nous allons bien sûr franchir sans retour. On ne peut nier le fait qu’ils étaient les premiers à pouvoir décrypter le monde en devenir et à nourrir l’espérance du mieux-vivre sur cette terre. Ils portaient en eux les prémices d’un pays en lutte pour son destin à venir et posaient une dialectique sur un enjeu de transformation sociale pour tous nos concitoyens. Ils étaient à contre-courant de la pensée ambiante, incarnée par les toges de notables et les ambitions mesurées d’une élite formatée au service du pouvoir colonial. Mais pourquoi ont-ils subitement renoncé à se battre ? Pourquoi sont-ils devenus les artisans et les experts d’une cogestion de crise financée par les organismes internationaux d’assujettissement des peuples ? Aujourd’hui, ils travaillent pour le FMI, la Banque mondiale et l’Union Européenne, qui privatisent le pays. Ils travaillent pour le système des Nations unies, qui n’arrive pas à aller au-delà de vingt résolutions contre ce qui déconstruit un pays. Ils travaillent aussi pour la coopération française, qui continue de vouloir acheter la paix sociale, afin de ne pas avoir à payer l’entretien (trop coûteux) d’une centrale d’écoute en pays étranger. Ils ne travaillent surtout plus pour un pays (le leur), qui ne sait plus où donner de la tête pour pouvoir se soigner, se former ou se nourrir. Ils ont oublié jusqu’à leur mystique révolutionnaire et ne sont plus que les ardents défenseurs d’une realpolitik de la soumission. De l’apprentissage de la vie en pays dominé à l’acceptation des temps de défaite comme un point d’achèvement de leur formation politique, personne ne s’imagine le temps parcouru. Il faudrait pouvoir dresser un bilan pour le saisir au plus près. Or ce bilan, tous le refusent d’un air détendu depuis que la liberté d’expression se revend au détail sur le grand marché de Volo Volo. Comment défendre un pays sans disserter sur les manquements d’une élite ayant troqué sa conscience contre un 4x4 rempli de fruits à pains et un passeport biométrique passant les frontières de Paris et Marseille sans kwassa kwassa ?
Au six juillet dernier, on nous suggérait de ne pas tout confondre dans le même marigot. Sambi s’en va, la république est sauve, et Mohéli va jouer à la tournante sur une PlayStation. Il n’y pas de raison pour qu’elle n’accède pas à la même technologie que les autres îles. Mais qu’allons-nous devenir, nous autres, qui écrivons sur le désastre, sans savoir comment l’exorciser ? Nous avions un pays, les Comores. Nous n’avons plus que des morceaux d’îles dans nos têtes. L’Etat comorien, qui existe, n’en déplaise à ceux qui racontent le contraire, signe et contresigne les dernières opérations de privatisation du pays. Après les matins de défaite face à l’adversité coloniale, nous sommes passés au cauchemar des années de renoncement, avec femmes, enfants, armes et bagages. Bientôt, nous allons nous transformer en clandestins sur nos propres terres, à défaut d’organiser la fuite massive d’un peuple en désarroi quotidien. On ne vous parle pas des seuls rescapés de la traversée entre Anjouan et Mayotte. On vous parle aussi de ces terres vendues aux fonds d’investissement étrangers, qui vont faire de nous des êtres sans-abris, à quelques mètres des consciences suspendues de nos cimetières. Va-t-on les terrasser, ces cimetières, pour ne plus avoir à se souvenir du passé ? Le 6 juillet 2010, 35 années après avoir confondu les mots « indépendance » et « dépendance » dans un délit d’initiés, nous avons célébré la mort dans l’âme la reddition d’un peuple, dont le mkalimani, cette élite aux affaires, ne sait plus que mimer le « oui » de l’avilissement intellectuel. Certes, nous sommes la résultante d’un pouvoir destructeur, venu d’ailleurs, étranger à notre soif de liberté. Mais nos élites, à quoi elles servent, à part expliquer et raconter que 3+1 égal à 2, voire à 5 ? La logique voudrait que 3+1 fassent 4 pour que les jeux passent la rampe du casino de nos régimes usurpateurs. Mais ça tout le monde s’en fout bien sûr…
Collectif Komornet