Source : Alwatwan.net / 06 avril 2009
Mahamoud Said, “Il faut un observatoire du
foncier”

Entre Ikoni et Moroni à Ngazidja, Barakani et Wani à Anjouan, Hoani à Mohéli, des litiges fonciers entre deux personnes se généralisent et se transforment en affrontements villageois. Pourquoi ce lien si fort entre propriété privée et communauté villageoise?
Divers modes d’appropriation du foncier coexistent chez nous malgré la prétention de l’Etat de faire de la domanialité et de la propriété privée des régimes “souverains”. Il s’agit de modes d’appropriation domaniale, communautaire (uso wayezi et réserves), familiale (manyahuli et waqf), et individuelle (milk et propriété privée).
La propriété privée, pose problèmes aux Comores. La population récuse le droit de disposer, d’aliéner (l’un des attributs de la propriété privée).
Un propriétaire foncier peut jouir de plusieurs droits : d’accès à la terre, d’extraction des ressources, d’exploitation, d’exclusion. Mais, il n’a pas le droit d’aliéner la terre. Celle-ci est toujours rattachée à la communauté (familiale, villageoise ou régionale). Dans les sociétés communautaristes (comme c’est le cas des Comores), la distinction entre le privé et le public n’est jamais nette. En plus du privé et du public, la population distingue l’interne (ce qui est commun à une communauté), l’externe (commun à plusieurs communautés) et l’interne-externe (commun à deux communautés). Ce qui peut apparaître comme relevant de l’appropriation domaniale ou du privé est souvent perçu par la population comme un bien interne ou interne-externe. Tout cela explique le lien entre propriété privée et communauté villageoise.
Peut-on connaître la genèse des conflits fonciers latents qui opposent les villes ou villages?
Il y a des causes profondes. Elles sont liées à la complexité de la notion de foncier qui est mal appréhendée par les autorités étatiques. Ces dernières appréhendent souvent le foncier en termes d’espace fini, oubliant les ressources. Elles ont une vision réduite de l’espace (représentation géographique avec des limites précises), à un moment où les Comoriens ont, en plus de cette représentation géographique, deux autres visions : topocentrique (espace avec des contours plus ou moins flous) et odologique (espace perçu en termes d’itinéraire, de cheminement, de piste ou de route). Les autorités parlent de “vente de terre” oubliant que le refus du droit d’aliéner constitue une contrainte majeure à toute marchandisation de la terre.
La vision partielle que les autorités ont du foncier a biaisé la politique de redistribution des terres de l’époque coloniale et donné l’illusion à l’Etat qu’il était possible de faire disparaître le système foncier traditionnel et de généraliser des nouveaux supposés être plus “modernes”. Les procédures utilisées pour la redistribution des terres ont engendré des mécontentements dans les villages et des inégalités foncières criantes à l’intérieur des îles. Cela a provoqué des mouvements migratoires des villages lésés vers des régions de l’archipel supposées offrir de meilleures possibilités d’accès à la terre. Avec la croissance démographique, les migrants sont perçus comme une menace dans les régions d’accueil. Ces effets pervers de la redistribution des terres alimentent les tensions foncières actuelles d’où la fréquence des conflits entre les villages ou villes.
Comment se présente la question foncière aux Comores et ses particularités premières?
Le foncier occupe une place centrale dans nos systèmes de production et est source de différenciation sociologique aux enjeux multiples, locaux, nationaux et internationaux. Il cristallise de multiples contradictions : pluralité de droits (traditionnel, musulman, moderne) et de représentations de l’espace, diversité d’acteurs sur les mêmes espaces, etc. Les textes officiels actuels datent, pour la plupart, de l’époque coloniale. En décalage avec les réalités vécues, ces textes ne contribuent guère à la sécurisation foncière. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les personnes détenant d’un titre de propriété privée sensé garantir durablement leurs droits sont les plus insécurisées.
Les services compétents en matière foncière vivotent, faute de moyens. Une bonne partie de la documentation relative aux titres de propriété n’existe plus pour avoir été brûlée sous Ali Swalihi. La procédure légale pour immatriculer un terrain (publicité large, délai minimum) n’est pas toujours respectée ce qui donne à certains demandeurs une opportunité pour accroître abusivement l’étendue de leurs terres. Une part importante des terres immatriculées sous la colonisation a été revendue ou rétrocédée aux paysans sans que les cessions se soient accompagnées d’un transfert de titres de propriété. A ce jour encore, de nombreuses ventes de terres en propriété privée ne sont pas connues des services compétents.
Du fait de la complexité de la question foncière, l’Etat a toujours reporté la question de la réforme foncière, pourtant « exigée » par les institutions de Breton Wood dans le cadre des programmes de relance de l’économie et de gestion viable des terres.
Qu’en est-il de la gestion patrimoniale (Gp) et des conflits qui naissent au sein même des familles…
La démarche de Gp vise à articuler les objectifs de différents acteurs d’un même milieu naturel grâce à une action de médiation. Les accords sont déclinés en scénarios de gestion de l’espace et des ressources ou de schémas d’aménagement avant d’être formalisés dans un cadre de contrat durablement garanti par des structures foncières locales et supra-locales. Le médiateur met les acteurs à égalité afin de favoriser la négociation des accords et des scénarios de gestion. La Gp permet, à travers la mise en place de structures foncières au niveau local, de mieux contrôler les transactions foncières ainsi que les héritages de terres. Elle est ainsi à même de résoudre tant de conflits socio-fonciers dont ceux qui naissent au sein même des familles (héritages ou vente de terres contestés par les parents notamment).
Il y a aussi la question de la délimitation des villages et communes qui est, souvent, source de conflits graves et parfois de drames…
… Ces conflits font partie de la vie quotidienne même s’ils restent latents et ne ressurgissent que par moments. Ils se manifestent de diverses manières : vols et destruction de biens, violences physique et verbale se manifestant parfois sur des espaces inattendus (terrain de foot, écoles…). La destruction par abattage d’arbres d’autrui est très courante ce qui constitue une limite à la gestion durable des terres. En se référant au droit musulman, le Comorien considère qu’abattre un ou des arbre(s) est synonyme de mettre fin à un droit de “propriété”.
Pour aller au-delà de la question, je dois dire que le problème de délimitation des villages et communes est si complexe que les autorités politiques actuellement impliquées dans le processus de communalisation ont, volontairement, laissé de côté la question du découpage territorial au risque de mettre en place des autorités sans territoire. Ce n’est que depuis 2008 qu’à Ngazidja, la question du découpage territorial est prise au sérieux par le gouvernement soutenu par l’Union Européenne à travers le Programme de coopération décentralisée. Ce programme et le gouvernement de Ngazidja ont co-financé des études sur la question du territoire en relation avec les communes. L’une de leurs conclusions porte sur la nécessité de faire un découpage territorial englobant plusieurs villages. Cette option en phase avec la coexistence des conceptions toponymique, odologique et géographique de l’espace, a l’avantage d’atténuer les conflits intervillageois.
Quelles sont les solutions que vous préconisez pour prévenir et stopper ces conflits?
Les conflits fonciers existeront toujours. Les solutions devront plutôt atténuer et réduire les conflits. Comment faire? Une solution nous est proposée par les Comoriens eux-mêmes. Comme j’ai pu le montrer, les conflits fonciers existent aux Comores depuis plusieurs siècles. Et pourtant, on ne peut pas parler de situation foncière chaotique dans notre pays. Parce qu’à juste titre, les Comoriens mettent en œuvre des mécanismes de régulation qui fonctionnent plus ou moins bien. A nous de les étudier et de les valoriser.
Les conflits fonciers aux Comores, c’est comme notre volcan : le Karthala. Il est là depuis très longtemps. Les risques de l’éruption sont permanents. Il se montre quelquefois menaçant et il rentre parfois en éruption. Afin de prévenir les risques et de sécuriser la population, il faut un observatoire du Karthala. De la même façon, pour prévenir la transformation des conflits fonciers en situation de guerre civile généralisée, mais aussi pour promouvoir le développement économique, il faut un observatoire du foncier. Celui-ci permettra de connaître les pratiques et comportements des acteurs, de capitaliser les connaissances acquises et de les valoriser au cours de la formulation des solutions.
Les observations faites et les études réalisées ne peuvent-elles pas aider à trouver des solutions?
Des observations, il y en a eu à travers des études régulièrement menées par divers chercheurs avec souvent l’appui des bailleurs de fonds. A la lecture de leurs travaux, je comprends que le traitement de la question foncière aux Comores peut passer par l’institutionnalisation de la Gp. Cette dernière a le mérite de prendre en compte la diversité des situations, y compris la propriété privée et la domanialité. Cela implique de refonder le droit foncier aux Comores.
C’est plutôt facile à dire qu’à faire, je le reconnais. Il n’empêche que maintenant que nous avons une université nationale, on peut espérer que les enseignants chercheurs et étudiants inscrits en master sauront se montrer imaginatifs et relever progressivement le défi en proposant aux autorités de nouveaux outils pour la formulation d’une politique foncière qui soit à la hauteur des enjeux actuels et à venir.
Pour ma part, je propose les solutions qui suivent et dont la mise en œuvre implique des préalables politiques (restauration de l’autorité de l’Etat, mobilisation effective des équipes gouvernementales, apurement de certaines situations confuses : cas des grandes propriétés privées ou domaines de l’Etat actuellement squattés).
Pouvez-vous être plus précis?
… Il s’agirait de valider la pertinence de la Gp, à travers des ateliers et campagnes de sensibilisation, auprès des acteurs, services domaines, communautés villageoises, grands propriétaires terriens, cultivateurs, éleveurs, métayers, associations environnementales etc. Il s’agit d’améliorer le cadre institutionnel par la mise en place d’une commission interministérielle chargée des questions foncières, d’un Observatoire du foncier dans le cadre du Cndrs et de l’Université, d’une haute autorité foncière au niveau des îles, commissions villageoises et/ou communales chargées de la gestion du foncier au niveau local. Il faut également améliorer le cadre juridique. Plusieurs textes sont nécessaires pour donner une base légale à cette Gp. Ils devraient être élaborés à partir des études antérieurement réalisées et validées au cours des débats. Les plus importants des ces textes viseraient à l’apurement des situations foncières actuellement confuses, la révision de la procédure de délivrance de titres fonciers, l’organisation de la circulation de l’information et des documents fonciers entre les différentes structures de l’État et celles du nouveau dispositif, la reconnaissance du dispositif institutionnel proposé, la délimitation des territoires villageois et/ou communaux. Il faut surtout renforcer les capacités techniques des structures impliquées dans la gestion du foncier par la formation du personnel, et le déploiement des moyens techniques.
Propos recueillis par AAA